Acte II  -  Scène 2

Anna, Galilée

 

Dans le bureau de Galilée, la nuit.

 

Anna, doucement : Monsieur Galilée ! Monsieur Galilée ! Et vos yeux ?

Galilée, se réveillant doucement : Hum. Oui, Anna ?

Anna : Vous abîmez vos yeux avec cette si petite bougie. Cela n'est pas raisonnable à cette heure tardive. N'avez-vous pas assez réfléchi pour la nuit ?

Galilée, amusé : Tu fais allusion à la raison ? Oui, chère Anna, cela n'est pas raisonnable. Mais ma raison n'intervient pas à propos d'une si petite bougie.

Anna : Oh, vous pouvez vous moquer, Monsieur Galilée, mais je sais bien ce qui est mauvais pour vous. La nuit est déjà commencée depuis de longues heures et vous vous fatiguez trop à travailler. Et une bougie, lorsqu'elle brûle depuis si longtemps, est mauvaise pour les yeux. Votre raison est ce qu'elle est, la mienne ne parle, justement, que de la raison raisonnable. Regardez-vous, endormi devant vos travaux ! Le repos est aussi une chose raisonnable !

Galilée, toujours amusé : Très bien, très bien. Je ne puis lutter plus longtemps contre une raison aussi raisonnable que la tienne !

Anna : Enfin ! Prendrez-vous votre tisane ?

Galilée : Non, Anna, ne retourne pas aux cuisines à cette heure. Je dormirai bien cette nuit.

Anna : Cette nuit ?! Mais le jour est presque levé !

Galilée : Parfait ! Ainsi, plus de raison de dormir !

Anna : Vous aimez me faire tourner en bourrique, Monsieur Galilée ! Que vous le vouliez ou non, tant de nuits de suite sans sommeil et vos travaux n'auront pas grande valeur ! Sauf votre respect, Monsieur, Dieu m'est témoin de l'admiration que je vous porte, je vous connais si bien depuis le temps que vous m'avez employée à vous servir, et je vous dis que, lorsque vous retomberez malade, tout cela n'aura plus de sens !

Galilée, à lui-même : Plus de sens… De quel sens parles-tu donc, Anna ?

Anna : Oh, mais du sens… du sens de… Enfin… Est-ce que je sais, moi ! Vous savez très bien ce que je veux dire et de quel sens je parle !

Galilée : Vraiment ? (bref silence) Dis-moi, que penses-tu de la lune ?

Anna : Pardon ?

Galilée : Je te demande ce que tu penses de la lune.

Anna : Ce que j'en pense ?

Galilée : Oui.

Anna : Et que dois-je en penser ?

Galilée : Mais… ce qu'il te plaira !

Anna, réfléchissant : Eh bien… Si j'étais poète, j'en penserais le plus grand bien et j'en dirais les plus belles phrases…

Galilée : Ah ? Et pourquoi cela ?

Anna : Elle est d'une grande blancheur et Dieu l'a créée si parfaite !

Galilée : Et toi, Anna, qu'en penses-tu ?

Anna : Moi, j'en pense qu'elle apparaît à la tombée du jour et qu'elle nous annonce le moment de prendre un repos bien mérité !

Galilée, riant : Ton bon sens est unique !

Anna : Oh, mais vous riez parce que vous avez étudié ces choses-là ! Tandis que moi, ce que je vois de la lune c'est uniquement ce qu'elle me montre. Et maintenant, si vous le permettez…

Galilée, la coupant : Mon rire n'est pas celui que tu crois et tu m'es toujours d'une grande aide.

Anna, baillant : Parfait. Nous pourrions donc aller…

Galilée, la coupant : Et les étoiles ?

Anna : Encore ?! Vous allez donc m'interroger sur le ciel tout entier ?

Galilée : Non. Les étoiles. Seulement les étoiles.

Anna : Bien, et après cela, vous me promettez d'aller vous coucher ?

Galilée : Ma chère Anna, il m'est impossible de penser à dormir !

Anna : On ne pense pas à dormir, on dort, voilà tout !

Galilée, se levant : Écoute-moi bien, l'heure n'est pas à dormir, nous entrons dans des temps nouveaux ! Ce que nous avons découvert, Anna, va changer le monde ! Et pas seulement le monde terrestre mais au-delà, bien au-delà ! Tout ce en quoi nous avons cru, tout ce en quoi nous croyons encore, tout cela va changer, basculer, chavirer, danser !

Anna : Vous me faites peur, Monsieur.

Galilée : La peur, Anna, naît de l'abandon des certitudes. Mais il est une peur plus grande encore, plus terrible et plus sournoise, c'est l'ignorance.

Anna : L'ignorance ?

Galilée : Ignorer la vérité, fermer les yeux sur l'évidence par peur d'un renouveau ! Celui-là est tangible, indiscutable, puisqu'il est sous nos yeux, Anna, sous nos yeux ! Tu m'entends ? Sous nos yeux !

Anna : Monsieur Galilée, je veux bien croire tout ce que vous voulez mais, pour le moment, je n'y entends rien. Vous travaillez trop et votre esprit semble quelque peu troublé.

Galilée : Allons, je t'ai déjà montré ceci ?

Il ouvre un livre.

Anna : Oui ! C'est le système de… de… Ptooo…

Galilée : C'est ça. Le système de Ptolémée ou le système géocentrique. Que vois-tu ?

Anna : Des sphères, Monsieur.

Galilée : Exact. Et que représentent-elles ?

Anna : Le mouvement des planètes.

Galilée : Et au centre de ces sphères ?

Anna : La Terre.

Galilée : Oui, la terre est ici, immobile au centre du Monde, entourée par la Lune, Mercure, Vénus, le Soleil, Mars, Jupiter, Saturne et enfin les étoiles qui sont, elles, fixes. Le tout est contenu dans cette dernière sphère, la plus grande, appelée « la sphère des fixes ».

Anna : Oui, pareille à une immense cloche, n'est-ce pas ?

Galilée : En effet, l'image est intéressante. Le ciel est une sphère immense qui tourne en vingt-quatre heures, emportant avec lui les sphères plus petites qui portent les planètes et tournent d'un mouvement rétrograde. Ici, la Terre ne fait pas partie de ce ciel, elle est imparfaite, contrairement à l'ensemble des objets qui sont, eux, parfaits. Tu comprends ?

Anna : À vrai dire… Heu…

Galilée : Et bien… tout ça, en l'air !

Il jette le livre.

Anna : En l'air ?

Galilée : En l'air !

Anna : Mais…

Galilée, la coupant : Ah non ! Plus de « mais », à présent ! Nous emploierons dorénavant des « donc ». Donc, donc, donc ! Nous observons ceci, donc nous pouvons en conclure cela !

Anna : Mais comment pouvez-vous…

Galilée : Regarde ceci. (Il désigne la lunette.)

Anna : Oui. Eh bien, c'est l'instrument qui vient de Hollande et qui vous a valu tant de prestige.

Galilée : C'est cela. La lunette. Je l'ai beaucoup améliorée et, aujourd'hui, elle grossit plus de trente fois…

Anna : Voilà je ne sais combien de jours que des dizaines de beaux messieurs se pressent et se courbent devant cette chose en poussant des beuglements avec des airs de sots et moi, qui vis à vos côtés et vous sers, je n'ai jamais osé y toucher ! Et pourtant, je vous jure que je brûle de regarder à l'intérieur !

Galilée : Tu as raison, la curiosité n'est plus un défaut. La curiosité est le commencement du regard, lui-même le commencement de l'observation et donc le début de toute pensée. La curiosité est aussi la fin de la peur.

Anna : C'est donc avec… cette… chose que vous pouvez changer le Monde ?

Galilée : Anna, je ne change rien, je te l'ai dit, j'observe. Mais… Et oui, il reste tout de même quelques « mais » pour venir fleurir notre langage… Mais, disais-je, la ponctualité du soleil étant impitoyable, ta si bonne curiosité ne sera comblée que demain !

Anna : Oh, non ! Monsieur Galilée, vous allez me faire mourir d'impatience !

Galilée : Sache que l'impatience est l'ennemie de la recherche !

Anna : Vous êtes incorrigible ! Me tenter ainsi pour me renvoyer aussitôt, cela n'est pas raisonnable !

Galilée : Oh, comme nous y revenons ! Tu vois que je puis me servir, moi aussi, de ta raison…

Anna : Vous ne changerez jamais, Monsieur Galilée ! Et vous avez l'audace de me parler de temps nouveaux ! (Il rit pendant qu'elle s'éloigne.) Monsieur ?

Galilée : Oui ?

Anna, désignant la lunette : Heu… plus je la regarde, plus cette… chose… me fait peur… je ne saurais dire pourquoi, mais elle ne va vous attirer que des ennuis…

Galilée : Allons, Anna, pas d'inquiétude. Mais nous reparlerons de tout ceci plus tard. Suis-je assez présentable ?

Anna : Mais monsieur ! Vous êtes encore en costume de nuit !

Galilée : Oh ! Suis-je bête ! Heureusement que tu es là.

Anna : Va-t-il y avoir encore un défilé de messieurs qui vont poser leurs pieds boueux dans toute la maison ?

Galilée : Je le crains !

Anna : Mais quand tout ceci cessera ?! Vous me donnez un de ces travail ! Et qui viendra, aujourd'hui ?

Galilée : Oh, une délégation ! Ils veulent tous acheter la lunette !

Anna : Tant mieux, je ne fais donc pas tout ça pour rien !

Galilée : Et maintenant, laisse-moi, je te prie, je vais prendre un peu de repos avant de recevoir ces messieurs !

Elle sort, satisfaite. Il se remet au travail, puis s'endort.

  

Noir scène.

 

 

Scène 4

Sagredo, Galilée

 

Sagredo : Incroyable !

Galilée : Je ne t'avais pas menti, Sagredo. Nous sommes aujourd'hui quatre jours après la nouvelle lune et il est facile d'observer que la ligne qui en délimite sa partie obscure et sa partie éclairée n'est pas uniforme mais bel et bien inégale.

Sagredo : En effet, elle est tout à fait sinueuse et accidentée…

Galilée : Regarde bien les petites taches inondées par le soleil… elles ont leur partie noirâtre tournée vers le soleil mais, du côté opposé, elles sont couronnées d'extrémités plus claires, comme des crêtes inondées de lumière.

Sagredo : Mais… c'est ce que nous pouvons observer sur Terre lors du lever du soleil !

Galilée : Exactement. Ce qui induit incontestablement…

Sagredo : Que la Lune serait parsemée de montagnes ! De vallées !

Galilée : Le relief lunaire ressemble sans nul doute au relief de la Terre.

Sagredo : Comment cela se peut-il ? La Lune peut-elle être semblable à la Terre ?! Cela remet en cause deux mille ans d'astronomie !

Galilée : Et c'est bien grâce à l'observation que nous pouvons le déduire. Personne, entends-tu, personne, outre toi et moi, n'a pu regarder la Lune aussi nettement et de manière si proche. Mais ce n'est pas tout. Regarde à nouveau…  Tu remarques que la Lune nous offre un côté qui est orné de cornes brillantes et un côté obscur.

Sagredo : Eh, quoi, cela nous le voyons à l'œil nu !

Galilée : Ouvre les yeux, bon sang ! Ouvre les yeux !

Sagredo : Ne crie pas comme ça !

Il se penche à nouveau sur la lunette.

Galilée : Alors ? Que vois-tu dans cette partie obscure ?

Sagredo : Elle ne l'est pas vraiment… Elle semble éclairée par une faible lumière cendrée…

Galilée : Exact ! D'où provient-elle ?

Sagredo : Voyons… de Vénus ?

Galilée, criant : Faux !

Sagredo : Pour l'amour du ciel, Galilée, cesse de crier !

Galilée : Absurde, puéril ! Pendant les environs d'une nouvelle lune, il est impossible que la partie de la Lune opposée au soleil soit regardée par Vénus ! Alors ?

Sagredo : Peux-tu te calmer, que je réfléchisse…

Galilée : Tu la tiens !

Sagredo : Quoi ?

Galilée : La solution !

Sagredo : Ne jouons point, Galilée !

Galilée : Tu viens de dire : que je réfléchisse ! Qu'est-ce qui illumine la Lune par réflexion ?… Quel autre corps reste-il dans l'immensité du monde ?

Sagredo : Eh bien… (Il réfléchit.) Non !… Non, impossible !

Galilée : Et pourtant si ! C'est bien la Terre ! C'est la Terre qui rend à la Lune une illumination égale à celle qu'elle reçoit elle-même de la Lune ! Dans un échange équitable et amical.

Sagredo : La Terre et la Lune seraient donc si semblables dans les ténèbres nocturnes…

Galilée : La Terre est montagneuse comme la Lune, elle est lumineuse, elle renvoie, comme elle, la lumière du soleil, ce qui induit que…

Sagredo : Attends, il pourrait être prouvé qu'il n'y ait plus de séparation absolue entre la Terre et le ciel ?! C'est… c'est impensable !

Galilée : Démontré ! Et si tu pointes ma lunette dans n'importe quel endroit du ciel, ce n'est que ravissement… Observe un peu cette constellation.

Sagredo, s'exclamant : Oh ! Mais… mais… tant d'étoiles ! J'en vois des centaines, des milliers…

Galilée : J’avais au départ l’intention de dessiner la constellation d’Orion, mais j’ai reculé devant la quantité d’étoiles qu’elle contient, plus de cinq cents ! Te rends-tu compte ?! Je n’ai donc dessiné que le baudrier et l’épée d’Orion, ce qui constitue tout de même quatre-vingts étoiles, en plus des neuf que nous voyons à l’il nu ! Et puis, quelle ne fut pas ma surprise et l’émerveillement qui s’ensuivit lorsque mon l s’est posé sur la Voie Lactée ! Grâce à ma lunette, toutes les disputes qui ont duré tant de siècles et torturé tant de philosophes sont aujourd’hui détruites et nous voilà libérés de discussions sans fin ! La Galaxie n’est rien d’autre qu’un amas d’étoiles innombrables ! Et les étoiles que les astronomes ont depuis toujours appelées Nébuleuses sont finalement des troupeaux de petites étoiles semées de manière admirable !

Sagredo : Galilée, je ne sais, à l'instant même où je dis ces mots, si c'est le scientifique que je suis qui te parle ou bien si c'est l'homme, mais autant l'un que l'autre n'a jamais, entends-tu, jamais vu de si belles choses. Ces beautés célestes et le bouleversement qu'elles suscitent provoquent en moi un étrange duel… entre l'émerveillement, l'excitation et la crainte…

Galilée : Oh, mais ce n'est pas tout… Attends… (Il pointe la lunette.) Voici Jupiter. Regarde bien… Tu peux distinguer trois petites étoiles situées près de lui.

Sagredo : Oui… Oui… Admirable !

Galilée : Je les ai d'abord prises pour des étoiles fixes…

Sagredo : Que peuvent-elles être d'autre ?

Après un temps, Galilée court chercher un cahier dans lequel sont notées et dessinées toutes ses observations.

Galilée : J'ai pointé ma lunette le 7 janvier 1610, il y avait également trois de ces étoiles, deux à l'est et une seule à l'ouest. Le lendemain, le 8 janvier donc, j'observais avec stupéfaction qu'elles avaient changé de place ! Les trois petites étoiles se trouvaient toutes à l'ouest de Jupiter. Le 10, elles étaient situées à l'est… seulement… il n'y en avait plus que deux ! Impossible que Jupiter ait rebroussé chemin ! Et le 13, pour la première fois… quatre étoiles sont apparues ! Elles se sont donc déplacées ! Ce ne sont pas des étoiles, mais des astres errants, des petites planètes ! J'en ai déduit évidemment qu'elles accompagnaient Jupiter dans sa course céleste ! J'ai alors observé le ciel durant des nuits entières, notant minutieusement chaque position de ces planètes par rapport à Jupiter.

Sagredo : Si j'en crois ce que tu avances, Jupiter n'est donc pas une planète isolée, mais il a quatre petits compagnons, tout comme la Lune est la compagne de la Terre.

Galilée : Tu as bien compris : ces quatre compagnons orbitent sans fin autour de Jupiter, qui est le centre de leur « monde », tout comme Mercure et Vénus orbitent autour du soleil dans le système de Copernic ! Vois-tu, Sagredo, pour la première fois, grâce à Jupiter,  il nous est donné de voir un système planétaire de l’extérieur. Et cette vision nous fait comprendre comment notre propre système solaire est ordonné !

Sagredo : Tu veux dire que, dans notre système solaire aussi, les petits objets orbitent autour des gros ! Tes nouvelles petites planètes autour de Jupiter, et toutes les planètes, Terre comprise bien sûr, autour du soleil ?

Galilée : Oui, Sagredo ! La Lune tourne autour de notre Terre, comme les lunes de Jupiter autour de lui, puis toutes les planètes autour du soleil ! N’est-ce pas une belle confirmation du système héliocentrique de Copernic ?

Sagredo : Convaincant en effet. Mon cher Galilée, voici une découverte majeure, tu viens de donner quatre nouveaux astres au monde, il va donc te falloir les baptiser !

Galilée : J’y ai pensé. Et je dois sans tarder faire connaître cette découverte en la publiant. Que penserais-tu de rendre hommage à notre protecteur, le Grand Duc de Toscane Cosme de Médicis, en lui dédiant ces quatre petites lunes sous le nom d’ « astres médicéens » ? 

 

Noir.

 

Galilée 1610, Le Messager Céleste (Christel Larrouy, Théâtre)  -  © 2009 Éditions Le Solitaire

 

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